Cameroun : La menace tribale

Bousculé dans ses certitudes par une violente crise anglophone que très peu voyaient venir, le pays joue à nouveau avec le feu : la montée en puissance des discours à caractère haineux et tribal, véritable poison pour la nation. Décryptage.

Par Njiki Fandono

Tenir un discours clivant aux relents tribalistes est devenu une monnaie courante dans l’espace public camerounais ces dernières années. Hommes politiques, universitaires, citoyen lambda, chacun y va de sa rhétorique dans un style subtil ou cru, mais suffisamment venimeux et expressif d’un sentiment de haine, de stigmatisation et de rejet de telle ou telle communauté ethnique et tribale. Sans que les autorités prennent réellement la mesure du risque et du danger qui couvent pour cette nation riche de sa diversité culturelle et de ses ethnies, plus de deux cents selon de nombreuses études. Ainsi, le ministre délégué à la Justice, Jean de Dieu Momo peut dans une sortie lunaire sur la télévision nationale le 3 février 2019, encenser l’antisémitisme, avec pour objectif de stigmatiser et disqualifier une communauté de la conquête du pouvoir politique, mais continuer à siéger impunément au gouvernement.

«En Allemagne, il y avait un peuple qui était très riche, et qui avait tous les leviers économiques, c’était les Juifs. Ils étaient d’une arrogance telle que les peuples allemands se sentaient un peu frustrés. Puis un jour, est venu au pouvoir un certain Hitler, qui a mis ces populations-là dans des chambres à gaz. Il faut que les gens instruits comme monsieur Kamto puissent savoir où ils amènent leur peuple […] Je dis à mes frères Bamilékés d’arrêter, car ils sont en train de se faire haïr. Qui seraient les perdants ici au Cameroun, si la majorité présidentielle devait tout saccager comme ils l’ont fait à l’ambassade ?», avait déclaré le président du Paddec, parti allié du pouvoir.

Ayatollahs de la haine

Abel Elimbi Lobe, un autre homme politique habitué des plateaux de télévision, s’est illustré dans cet exercice ethnico-tribal de manière totalement décomplexée lors d’une livraison de l’émission du Tic au Tac, produite en ligne par G&J Média, face au journaliste Romaric Tenda. A la question de savoir s’il était un tribaliste, l’ancien militant du Sdf et conseiller municipal à la commune de Douala 5e répond froidement : «oui je suis un tribaliste. Si j’avais dit non, vous auriez commencé à épiloguer». Et comment pourrait-on épiloguer, tant les sorties bamiphobes de cet homme politique  inondent les réseaux sociaux, au même titre que les outrances tribales de certains universitaires qui passent pour de parfaits ayatollahs de la haine et du repli identitaire ? Le cas de Patrice Nganang, écrivain prolixe de notoriété internationale et enseignant d’université installé aux Etats-Unis est encore saisissant dans les mémoires, lui qui avait ouvertement lancé une fatwa contre les Bulu, dans une vidéo publiée sur son compte Facebook en 2019.

Jusque-là, on n’a pas entendu les autorités camerounaises sur une procédure judiciaire contre cet appel au génocide qui rappelle les heures sombres de l’histoire du Rwanda entre avril et juillet 1994, laissant prospérer pour l’occasion, des «Félicien Kabuga» à la camerounaise, sémillants orateurs du danger. Pas plus tard que le mois dernier, un autre enseignant d’université, récidiviste notoire des saillies tribales, a cru pouvoir dissimuler le côté ethnophobe de son intervention sous le manteau d’une réforme foncière. «A un moment donné, la réforme foncière, on passera par-là. Il faut que les gens retournent chacun chez soi, et que des gens prennent des avis républicains dans ce sens-là. Pas d’essayer d’utiliser la république en disant on est républicain, mais derrière, on a un projet pour envahir les uns et les autres et les remplacer dans leur village», avait soutenu le Pr. Claude Abé le 16 avril 2023 lors de l’émission Club d’Elite diffusée sur la chaine de télévision privée  Vision4. «Comment pouvez-vous comprendre qu’aujourd’hui, un certain nombre d’individus se réunissent dans des réunions le dimanche ou le samedi […] ils disent désormais on va acheter tel côté du Cameroun […] On va encore me traiter de tribaliste, mais il faut dire que certains ont fait de la terre un élément de conquête du pouvoir et ce sont pratiquement, toujours les mêmes gens», assène le sociologue sans aucune démonstration scientifique, mais soutenu par Dieudonné Essomba.

Pour l’économiste, «vous pouvez donc vous concerter en une coalition tribale pour protéger votre espace vital et multiplier des colonies tribales arrogantes et hégémonistes au sein d’autres communautés, ce n’est pas cela le tribalisme. Le tribalisme, c’est simplement protester d’une telle pratique. Vous pouvez essaimer des centres culturels tribaux pour magnifier votre spécificité sur tout le territoire, ce n’est pas cela le tribalisme. Le tribalisme, c’est de s’interroger sur le sens de telles pratiques.

Vous pouvez loger les emplois dans les cercles tribaux, ce ne sera jamais le tribalisme ! Le tribalisme, c’est dénoncer cette pratique !», a-t-il publié sur Facebook, en soutien à son acolyte, le Pr. Claude Abé.

La Cndh dit stop

Les réactions ont fusé tous azimuts pour dénoncer ce que le recteur de l’Université catholique d’Afrique centrale (Ucac), employeur du Pr. Claude Abé, estime contraire aux valeurs que prône l’institution pontificale. Dans sa mise au point du 25 avril 2023, le Pr. Abbé Jean Bertrand Salla s’est désolidarisé des propos de son très controversé collègue au nom de l’Ucac, une université qui «promeut l’ouverture aux autres, la fraternité, le vivre-ensemble et le multiculturalisme». Même son de cloche du côté de la Commission nationale des droits de l’homme (Cndh) du Cameroun, présidée par le Pr. James Mouangue Kobila, qui dénonce «la banalisation des discours de haine dans les médias». Le Conseil national de la communication, régulateur des médias au Cameroun, a été invité à prendre ses responsabilités. Tout comme les pouvoirs publics, afin de stopper cette dérive haineuse et ethnophobe dans un pays multiculturel qui tente de soigner péniblement les plaies de la crise anglophone ; crise qui du moins, a mis à rude épreuve l’unité et la concorde nationale d’une nation à la croisée des chemins.

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Ce que dit la loi N°2019/020 du 19 décembre 2019, modifiant et complétant certaines dispositions de la loi N°2016/007 du 12 juillet 2016 portant code pénal

Article 241-1 (nouveau) : Est puni d’un emprisonnement de un (01) à deux (02) ans et d’une amende de trois cent mille (300.000) à trois millions (3.000.000) de francs, celui qui, par quelque moyen que ce soit, tient des discours de haine ou procède aux incitations a la violation contre des personnes en raison de leur appartenance tribale ou ethnique. En cas d’admission des circonstances atténuantes, la peine d’emprisonnement prévue à l’alinéa 1 ci-dessus ne peut être inférieure à trois (3) mois et la peine d’amende à deux cent mille (200.000) francs. Le sursis ne peut être accordé, sauf en cas d’excès d’excuse atténuante de minorité. Lorsque l’auteur du discours de haine est un fonctionnaire, au sens de l’article 131 du présent Code, un responsable de formation politique, de média, d’une organisation non gouvernementale ou d’une institution religieuse, les peines prévues à l’alinéa ci-dessus sont doublées et les circonstances atténuantes ne sont pas admises.

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