Filippo Scammacca : «Notre enjeu est de mettre en place avec les pays africains une relation équitable»

Longtemps excentrée de la prédation dont se sont rendus coupables de nombreux pays occidentaux au passif colonial détestable, l’Italie se vante aujourd’hui d’avoir su lever le pied à temps en Afrique, tout en maintenant une relation de confiance et d’affinité. Bien plus, se félicite le chef de sa mission diplomatique à Yaoundé, l’Italie n’a jamais eu un agenda fort, des objectifs à imposer, encore moins des arguments politiques à obtenir des Africains. Des atouts précieux que le gouvernement de Giorgia Meloni entend mettre en avant lors du tout premier sommet Italie-Afrique des 28 et 29 janvier 2024, pour mieux se positionner dans la nouvelle architecture géopolitique et stratégique internationale. A deux mois de cet important rendez-vous qui réunira les Chefs d’Etat et de Gouvernement africains dans la capitale italienne, L’Urgence reçoit Filippo Scammacca, ambassadeur de la République d’Italie au Cameroun.

Par Marlyse Mbogmam

 Votre pays accueille les dirigeants africains les 28 et 29 janvier 2024 à Rome, dans un contexte international tendu, où l’on assiste à une reconfiguration géopolitique des puissances mondiales. Le sommet Italie-Afrique, le tout premier de l’histoire, est-il tout simplement pour la circonstance, une opération de charme à l’endroit de l’Afrique ?

L’Italie fait du charme à l’Afrique mais elle ne peut pas se permettre de ne faire que ça. Regardez la carte géographique de l’Europe : mon pays est comme un pont projeté vers l’Afrique.

Ce n’est pas par hasard que ses relations avec l’Afrique ont toujours existé. Elles remontent à l’époque des comptoirs phéniciens et elles correspondent à une nécessité physiologique de mon pays qui a eu de nature, la chance d’avoir des merveilles naturelles et une position stratégique d’exception, mais presque pas de matières premières.

L’Italie est donc forcée de fonder sa prospérité sur sa capacité de transformer les produits qui transitent sur son territoire et de les réexporter. Cette fonction d’intermédiaire est la clé de l’économie italienne, et son principal moteur économique qui pour marcher a besoin de maintenir des relations durables, donc équitables et réciproquement avantageuses avec les pays du Sud, donc de l’Afrique. Cette constance de ses relations va au-delà des enjeux géostratégiques, mais au cours de ces dernières années elle a été enrichie d’un problème nouveau : celui de la migration irrégulière qui concerne l’Italie, étant donné que ses côtes sont les plus rapprochées au continent africain.

Environ 140 milles personnes (au moins 8 fois plus que l’année dernière) ont débarqué sur nos plages notamment à Lampedusa. Cette vague migratoire dans l’opinion publique italienne suscite, à tort ou à raison, l’impression d’une invasion et d’un problème sécuritaire. Le gouvernement italien va mettre en place une politique de collaboration avec les pays d’origine de cette migration, y compris le Cameroun, qui va permettre une migration régulière de travailleurs africains.

Le troisième facteur d’intérêt vers l’Afrique est représenté par la solidarité italienne qui exprime dans toute l’Afrique au travers de centaines de missionnaires, d’Organisations de la Société Civile, de volontaires et de bénévoles, souvent financés par la coopération italienne. Une quatrième et dernière source d’intérêt c’est le développement durable. Les 17 Objectifs à atteindre avant 2030 ne le seront pas sans l’Afrique. L’Italie veut impliquer dans la limite de ses moyens les pays du continent à la poursuite de ces objectifs essentiels, pour le futur du monde

En quoi le sommet Italie-Afrique devrait-il être différent des autres qui existent avec des puissances comme la France, les Etats-Unis, la Chine, la Russie ou encore récemment l’Arabie Saoudite ?

Il ne m’est pas possible de comparer l’Italie avec d’autres partenaires de l’Afrique. Je ne peux que parler de l’Italie, de ses intentions de ses objectifs et des modalités d’action.

Ce n’est pas la première fois que nous proposons une rencontre au Sommet. Mais c’est probablement la première fois que nous faisons des efforts sérieux pour impliquer les Chefs de l’Etat et des Gouvernement des pays africains, c’est-à-dire les décideurs. Parce que le gouvernement italien en place depuis Octobre de l’année passée veut réaliser des progrès significatifs dans cette relation.

L’Italie a un remarquable capital de confiance et d’affinité avec les pays africains, probablement parce qu’elle n’a jamais eu et elle n’aura jamais un agenda fort, des objectifs à imposer, des arguments politiques à obtenir. Sa relation a toujours dépendu d’un partenariat. C’est-à-dire par un rapport paritaire, basé sur une réciprocité d’intérêts. Et ce partenariat a surtout été basé sur des sujets privés, comme des organisations solidaires et des entreprises.

Vous le savez, que les entreprises italiennes à quelques exceptions près – notamment celles du secteur du pétrole et de l’énergie – sont de taille petites et moyennes. Un état fort et prévaricateur ne les a jamais accompagnés en Afrique. Le support dont elles ont bénéficié a été celui de la persuasion. Notre enjeu est de mettre en place avec les Pays africains une relation qui soit équitable et qui nous permette de mieux faire face ensemble aux enjeux du futur.

 «Le plan Mattei pour l’Afrique» se présente comme le fil conducteur du nouveau virage que l’Italie voudrait donner à ses relations avec ce continent très riche en ressources naturelles mais aussi en Hommes au regard de sa démographie galopante. En quoi consiste exactement ce plan, et pourquoi avoir choisi de le baptiser ainsi ?

Enrico Mattei a été une personnalité visionnaire qui, à partir du premier après-guerre, a permis le développement du groupe ENI, dédié à l’extraction, au raffinage, au transport, à la distribution ainsi que au développement de toute la technologie nécessaire (pipeline, gazoline, raffineries, liquéfaction du gaz etc.). L’essor de ENI, à quelque année de la fin de la seconde guerre mondiale, quand l’Italie était un état vaincu et le marché mondiale du pétrole était dominé par 7 grandes multinationales a de l’invraisemblable. Pourtant ENI est entré dans le marché et est devenu un des groupes majeurs du secteur.

La recette pour cette réussite a été celle de négocier avec les pays producteurs des accords plus équitables et visionnaires c’est-à-dire avec de plus grandes retombés pour les pays producteurs et leurs populations. C’est pour signifier cette recherche d’une relation plus équitable que le Chef du Gouvernement italien a utilisé Enrico Mattei comme la métaphore pour la relance de ces relations sur lesquelles il est possible de beaucoup bâtir, et non seulement dans les secteurs des hydrocarbures, mais aussi dans beaucoup d’autres.

Quels sont les secteurs prioritaires dans lesquels l’Italie compte booster ses investissements au Cameroun, pays en proie à un important déficit énergétique et la dégradation de son réseau routier ?

L’Italie et le Cameroun ont un intérêt commun à transformer leurs relations, qui sont centrées essentiellement sur des investissements dans le secteur de l’industrie forestière, des services, de la construction, ainsi que sur l’exportation de machines et de la technologie. L’Italie au Cameroun pourrait se transformer en investisseur et développeur dans pas mal de secteurs comme l’énergie, l’agro-industrie, le secteur pharmaceutique et celui de la construction, ainsi que sur les services, pour des débouchés commerciaux locaux, régionaux ou européens. Tous ces secteurs ont de très fortes implications sur la durabilité du développement, qui demande des faits concrets, pas seulement des paroles.

Etant donné que la base productive de l’Italie continue à être dominée par des petites et moyennes entreprises unies entre elles par des relations de filière, c’est dans une relance de la gouvernance du marché camerounais que réside le détonateur qui pourrait permettre cette relance.

Pensez-vous que les négociations engagées le 8 novembre 2023 avec Yaoundé en vue de la signature et la ratification d’un accord pour prévenir la double imposition des travailleurs et des entreprises puissent contribuer à l’accélération des investissements entre le Cameroun et l’Italie ?

L’accord sur la prévention de la double imposition est un rouage important pour favoriser les échanges économiques entre l’Italie et le Cameroun et pour les communautés d’expatriés qui vivent dans les deux Pays. C’est profondément injuste de faire payer deux fois les impôts d’autant plus que soit en Italie, soit au Cameroun, les administrations fiscales se trouvent dans la nécessité d’essayer de récupérer le maximum d’impôt. Mais ce n’est pas le seul rouage existant. Nous avons aussi un accord pour protéger les investissements qui est très utiles et des autres instruments, souscrit aussi au niveau européen comme l’APE qui doit donner un grand soulagement aux affaires grâce aux exemption des droits de douane.

La balance commerciale est très déficitaire entre les pays du Nord et ceux du Sud. Quels sont les secteurs d’activité qui pourraient être discutés lors de ce sommet afin de capter les exportations du Cameroun vers l’Italie en dehors des matières premières ?

En réalité la balance commerciale italienne est excédentaire avec le Cameroun. Le problème c’est que l’exportation majeure en valeur c’est du pétrole, qui est travaillé dans les raffineries du Sud de l’Italie. Je voudrais qu’il y ait, du côté du Cameroun une exportation majeure de produits de l’agriculture, possiblement ayant subi des transformations sur place. Je n’ai aucun doute que la question des échanges aura une place de choix à l’occasion du Sommet.