Arnaud Froger

«Beaucoup de journalistes ont été approchés. On sait ce qu’il se passe»

Responsable Afrique de Reporters Sans Frontières (RSF) de 2018 à 2022 et désormais en charge du bureau investigation sans attribution géographique spécifique, Arnaud Froger était jusque-là inconnu du grand public camerounais. En janvier 2023, tout change. Le corps sans vie du célèbre animateur et journaliste  Martinez Zogo est découvert à Ebogo III à la périphérie de la capitale Yaoundé, dans un état horrible qui illustre la sauvagerie de ses bourreaux. Les images effroyables de celui qui enquêtait et dénonçait avec véhémence et sarcasme les détournements présumés des fonds publics des lignes budgétaires N°94, 65 et 57 font rapidement le tour du monde. Depuis lors, de nombreuses voix et organisations internationales dont RSF réclament justice sans relâche, dans un pays où les coups se donnent, avec ou sans gants, entre des clans rivaux qui s’affrontent au sein du régime pour le contrôle du pouvoir après Paul Biya. Où en est-on avec les enquêtes de RSF sur cette affaire depuis les dernières révélations bouleversantes présentées dans la presse internationale par Arnaud Froger ? Jusqu’où cette organisation de défense des droits des journalistes dans le monde est-elle prête à aller ? Pourquoi est-elle si attaquée par une partie de la presse camerounaise ? Arnaud Froger est notre invité.

Interview réalisée par Njiki Fandono

Quel poste occupez-vous exactement au sein de Reporters Sans Frontières ? Vos missions se limitent-elles en Afrique, où vous avez été sous les feux des projecteurs ces derniers mois, notamment au Cameroun ?

J’ai occupé le poste de responsable du bureau Afrique de 2018 à 2022 et je suis désormais en charge du bureau investigation de RSF sans attribution géographique spécifique. Nous menons des enquêtes sur les atteintes au journalisme et à l’information fiable partout dans le monde. Je m’apprête d’ailleurs à effectuer mon 5e séjour en Ukraine dans le cadre de mes fonctions. Le travail que nous effectuons au Cameroun n’a rien de spécifique. Il est similaire à celui que nous faisons partout ailleurs.

Quel regard portez-vous sur la liberté de la presse et la sécurité des journalistes en Afrique ?
Il est difficile de résumer en quelques lignes la situation de la liberté de la presse en Afrique tant elle revêt des réalités très différentes entre des pays où elle bénéficie de garanties solides comme au Sénégal ou en Namibie et d’autres où elle est inexistante comme en Erythrée ou à Djibouti. Souvent peu soutenus d’un point de vue institutionnel et encore largement dépendants des diktats éditoriaux de leurs propriétaires, les médias africains peinent à développer des modèles soutenables et durables. Dans le Sahel, l’insécurité et l’instabilité politique ont fortement progressé et le journalisme y est, ces derniers temps, attaqué de manière spectaculaire : journalistes espagnols tués en 2021 au Burkina Faso, enlèvement pendant deux ans du reporter français Olivier Dubois au Mali, expulsions de journalistes, fermeture de médias internationaux…

Comment comprendre selon-vous la flambée des assassinats et persécutions des journalistes au Cameroun en ce début d’année, un pays qui se distingue pourtant par sa pluralité et sa diversité médiatique au sud du Sahara ?

Il n’y a pas vraiment de lien entre le nombre de médias et la sécurité des journalistes. Le Mexique et l’Ukraine ont été les pays les plus meurtriers pour les journalistes l’année dernière. Un journaliste fixeur a été tué il y a quelques jours en Ukraine. Il s’agit du 9e journaliste tué depuis le début de la guerre menée par la Russie dans ce pays. Et pourtant dans les deux cas, il y a un nombre conséquent de médias et même de médias de très grande qualité dans ces pays.

L’insécurité des journalistes au Cameroun est une préoccupation de longue date. Les assassinats ou meurtres ne sont pas si fréquents mais ils ne sont pas absents non plus. Il ne faut pas remonter très loin dans le temps pour retrouver la trace d’un reporter tué, celle de Samuel Wazizi en 2019. Son corps n’a d’ailleurs jamais été restitué à la famille. Il est mort alors qu’il était détenu par des militaires camerounais. Les violences qui peuvent s’exercer contre les journalistes au Cameroun sont renforcées par un sentiment d’impunité totale. Comment des agents de la DGRE et un homme d’affaires ont-ils pu considérer pouvoir mener une telle opération si ce n’est en étant certains qu’il ne leur arriverait rien. La réaction hilare d’Amougou Belinga après un premier passage au secrétariat d’Etat à la défense, quoi que l’on pense de son implication, en est une triste illustration. Lorsque vous êtes accusé d’un tel crime, ce type de réaction a quand même de quoi surprendre. Il faut briser ce cycle de l’impunité. Aller au bout de cette enquête sur l’assassinat de Martinez Zogo et établir l’ensemble des responsabilités constituerait une avancée majeure pour la sécurité des journalistes camerounais.

Reporters Sans Frontières a révélé le contenu d’un procès-verbal pour le moins renversant attribué à Justin Danwé, dans lequel ce haut cadre du renseignement camerounais et chef du commando ayant enlevé et torturé le journaliste Martinez Zogo aurait cité des personnalités, dont l’actuel ministre de la Justice. Mais son nom n’est pas apparu sur la liste des inculpés au terme des enquêtes préliminaires. Doutez-vous aujourd’hui de l’authenticité de ce procès-verbal ?

Les conditions dans lesquelles nous avons eu accès à ce procès-verbal ne nous laissent aucun doute sur son authenticité. Cela ne signifie pas que ces déclarations sont parfaitement représentatives du déroulé des faits mais elles existent, nous les avons consultées et elles nous ont été confirmées. Les informations complémentaires auxquelles nous avons eu accès par la suite et les actes d’enquêtes qui ont été posés confortent le scénario et l’opération qu’il avait décrits de manière détaillée dans ce PV. Mais il y a encore beaucoup de points à éclaircir dont la participation éventuelle d’autres personnes et des formes de complicité. Qui savait ce qui se passait? Qui a soutenu cette opération avant, pendant et après sa mise en œuvre ? Seules des enquêtes journalistiques sérieuses comme celle que nous menons avec d’autres et l’enquête judiciaire pourront répondre à ces questions importantes.

Craignez-vous des poursuites judiciaires si d’aventure les choses en restaient-là ? 

Il y a déjà des poursuites judiciaires, parfois fantaisistes d’ailleurs. Tout le monde sait d’où ça vient. Cela ne trompe personne. Elles font partie des méthodes de diversion pour orienter le débat public sur notre travail plutôt que sur ce qu’il s’est passé. Il s’agit à l’évidence d’opérations visant à nous discréditer mais nous n’avons pas d’autre agenda que la manifestation de la vérité. Quel est celui de ceux qui nous poursuivent? Dans cet environnement compliqué, nous avons l’avantage de n’être liés à aucun clan, de n’appartenir à aucun parti. Nous enquêtons sérieusement et en toute indépendance. Nous assumons pleinement le travail effectué jusque-là. Rien de ce que nous avons fait n’est illégal sauf à déclarer le journalisme d’enquête illégal au Cameroun. Les journalistes ne sont pas tenus au secret de l’instruction. Lorsqu’ils ont accès à des informations d’intérêt public, c’est leur mission de les vérifier et de les faire connaître. C’est ce que nous faisons. Ce qui est illégal c’est de mener des campagnes de désinformation au grand jour. Beaucoup de journalistes ont été approchés. On sait ce qu’il se passe. Quand vous lisez des mensonges sur notre agenda ou sur le fait que nous aurions fait une volte-face de la part de soi-disant journalistes ou lanceurs d’alertes qui n’ont même pas pris le soin de nous appeler pour vérifier, vous comprenez que certains ont choisi la facilité. Ça va très vite de dire n’importe quoi. Ça peut même rapporter pas mal d’argent. C’est plus difficile et plus lent de chercher, trouver, vérifier et restituer des faits.

Une partie de la presse camerounaise soutient que le corps sans vie découvert en état de décomposition le 22 janvier 2023 dans la banlieue de Yaoundé ne serait pas celui de Martinez Zogo, faute de résultats de l’autopsie dit-elle. Hallucination, plausibilité ou manipulation ? 

Répondre à cette question c’est déjà faire le jeu de ceux qui cherchent à manipuler l’opinion. Et c’est indécent vis-à-vis de la famille de la victime. Tout le monde a vu les photos et les vidéos. Ses amis, ses proches, sa famille… Le corps a été formellement identifié par sa femme et des autopsies ont déjà été conduites. Une communication officielle sur ces résultats pourrait aider à mettre fin à ces élucubrations. L’absence totale de communication laisse aussi le champ libre à ceux qui élaborent des théories du complot. Cela renforce d’autant plus l’intérêt du travail et des enquêtes journalistiques sur le sujet.

Vous avez séjourné au Cameroun le mois dernier et avez rencontré certaines autorités, notamment le ministre de la Communication et le commissaire du Gouvernement. Que leur avez-vous dit et qu’attendez-vous concrètement ? 

Je ne peux pas vous communiquer le détail de nos conversations pour des raisons évidentes liées à l’enquête mais je peux vous confirmer que nous avons été bien reçus par les autorités et que nous avons eu des discussions constructives sur cette affaire. Il y a un engagement ferme et réitéré d’aller au bout de cette enquête comme l’a demandé le chef de l’Etat. Nous sommes des acteurs de la société civile. Notre rôle est d’être vigilant, d’alerter si besoin, et de contribuer à la manifestation de la vérité.

Jusqu’où comptez-vous aller dans cette affaire ?

Jusqu’au bout. Notre seul agenda est d’établir les faits et que l’ensemble des responsables puissent faire face à la rigueur de la loi après un crime aussi abominable. Ceux qui se sentaient intouchables hier doivent aujourd’hui répondre de leurs actes pour que de tels agissements ne soient plus possibles demain.

Votre silence est considéré comme un «aveu de manipulation» par certains journalistes. A quand la prochaine sortie de Reporters Sans Frontières sur l’affaire Martinez Zogo ?

C’est très facile de faire du bruit et de raconter n’importe quoi. Ça ne prend que quelques secondes sur les réseaux sociaux et quelques heures pour mettre des mensonges à la Une de certains « journaux ». Chercher la vérité et établir des faits, faire du journalisme, enquêter, c’est un travail long, minutieux et fastidieux. Nous ne cherchons pas à occuper le terrain médiatique. Nous cherchons des informations en toute indépendance, avec professionnalisme et en veillant à ce que nos sources se sentent libres de nous parler et en sécurité. Le silence, c’est le signe que nous travaillons. Quand nous aurons de nouveaux éléments, nous les ferons connaître. Il y a ceux qui font du bruit et ceux qui font de l’information. Ce n’est pas la même activité. Ce n’est pas la même temporalité.

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